L’Europe, je t’aime moi non plus…
Besoin d’Europe, Réveiller l’Europe, les noms des listes politiques pour les européennes en France furent éloquents : ils exprimaient un désir, une soif d’Europe, d’une Europe qui fonctionne et qui puisse « sauver » la France. Ce cri du cœur n’a pas été entendu : l’Europe n’est pas l’UE (Union européenne), et c’est pourquoi le Rassemblement National a préféré « sauver » les Français de l’UE avec un discours rigoureusement populiste. En faisant cela, il a obtenu le double du score du Président Emmanuel Macron, qui avait bâti son destin politique sur l’Europe depuis 2017.
Emmanuel Macron est, du point de vue des sciences politiques, l’incarnation de ce que l’on appelle le « bloc bourgeois », c’est-à-dire les milieux aisés de droite et de gauche, le CAC 40 et la « Gauche Caviar », tous deux européens, ouverts, libéraux. Ce sont eux qui ont « besoin » de l’Europe ou veulent la « réveiller », alors que les citoyens plus « ordinaires », en France comme ailleurs en Europe, les agriculteurs, les artisans, les péri-urbains, les ouvriers, bref « la France qui se lève tôt », en a marre de l’UE, et ce depuis longtemps.
Vote national-souverainiste contre vote européen, 1 – 0 pour « l’équipe nationale » en 2024. La France, pays fondateur de l’Europe, partenaire en tandem de l’Allemagne, en dérive ? Fini le temps où Emmanuel Macron était le héros qui, avec ses 66 % aux présidentielles en 2017, avait « empêché » (comme l’on disait à l’époque) Marine Le Pen de devenir Présidente. Tempi passati, renversement total de la situation.
Emmanuel Macron, probablement sous le choc (ou offensé par le rejet des Français de son projet central qu’est l’Europe ?), n’a pu qu’annoncer de nouvelles élections. Depuis 2017, il avait prononcé plusieurs discours européens importants : à la Sorbonne, à Athènes, à Bruxelles, à Aix-la-Chapelle, lorsqu’il a reçu le prix Charlemagne en Allemagne. À chaque fois, il proposait des idées pour redynamiser l’Europe, la réformer, la rendre plus « souveraine », moins dépendante des États-Unis aussi. « L’OTAN est en état de mort cérébrale », disait-il en 2018.
Dans ces discours, Emmanuel Macron avait choisi un nouveau vocabulaire pour l’Europe : « Unité, démocratie et souveraineté européenne » étaient ses trois formules préférées, dépassant la notion technique de « l’intégration », et projetant l’Europe dans un état émancipé, maître de son destin. Avant les élections européennes de 2019, Emmanuel Macron s’était adressé directement aux « Citoyennes et Citoyens de l’Europe » dans une lettre diffusée dans 27 journaux, et non pas aux chefs d’États et de gouvernements.
L’Allemagne – j’écris ces lignes en tant qu’Allemande – n’a jamais répondu à Emmanuel Macron sur le fond. Angela Merkel n’a pas saisi la main tendue – à l’image de De Gaulle et Adenauer, Giscard et Schmidt, Kohl et Mitterrand, qui pouvaient encore se donner la main lors des grands moments de l’histoire européenne – et a laissé Emmanuel Macron seul avec ses ambitions européennes. En 2018, j’étais présente à la remise du prix Charlemagne à Emmanuel Macron, à l’hôtel de ville d’Aix-la-Chapelle. On pouvait y entendre les mouches voler. Tout le monde était fébrile : maintenant, murmurait-on, Angela Merkel allait lui répondre. Mais il n’en fut rien…
Peu avant les élections européennes de 2024, Emmanuel Macron était retourné à la Sorbonne et y avait déclaré : « L’Europe est mortelle, l’Europe pourrait mourir. » Personne n’a écouté, personne n’a pleuré.
L’Europe n’est plus ce qu’elle était. Plus précisément, 30 ans après le traité de Maastricht, l’UE n’est pas devenue ce qu’elle avait promis de devenir dans les années dorées de Jacques Delors et de ses « grands projets européens » : paisible, prospère, démocratique. Au contraire. Après une décennie de crise au moins, et les effets dévastateurs d’une crise bancaire – pour citer Walter Benjamin, « avant chaque période fasciste, il y a une révolution sociale échouée » – la guerre en Ukraine a le potentiel de littéralement pulvériser l’Europe, non pas par des bombes, mais par la destruction de ses tissus économiques, sociaux et politiques. Contrairement à ce que l’on dit presque partout, l’Europe est en train de tuer son idée d’elle-même en Ukraine et de s’autodétruire.
Pendant 70 ans, l’Europe a été synonyme de « plus jamais de guerre » et de « dépasser l’État national » par une fédération. Actuellement, l’UE se prépare à la guerre ou la soutient au moins, au lieu d’investir dans la diplomatie. Emmanuel Macron lui-même a annoncé des troupes françaises pour l’Ukraine, afin de l’aider à défendre son intégrité nationale, alors que les traités de Minsk, réclamant encore un État ukrainien fédéral et neutre, n’ont pas été renforcés par l’Ouest, dont la France.
L’Europe en voie de guerre pour un rêve nationaliste de l’Ukraine, au lieu de chercher la diplomatie, d’aspirer à un ordre fédéral européen et une architecture de sécurité avec la Russie comme prévu dans la Charte de Paris de novembre 1991 ? On ne peut guère rendre plus grand l’abîme entre l’idée de soi et la réalité politique ! Les citoyens sentent l’hypocrisie et ont voté avec leurs pieds aux élections européennes.
Les nationalistes-populistes – en France le RN, comme un peu partout en Europe leurs confrères « populistes » – sont alors en faveur de la diplomatie. L’UE, en revanche, est sur une pente glissante vers la guerre : c’est l’histoire européenne à l’envers… et tout le monde est perplexe !